Le concept de paradigme pédagogique
4Le concept de paradigme pédagogique est approprié à notre démarche, pour deux raisons. D’une part, il est issu d’une approche d’histoire de l’éducation, selon laquelle les normes qui codifient le travail scolaire (celui des professeurs, celui des élèves) se construisent à l’Ecole, en relation avec le contexte culturel et politique général. Le concept de paradigme pédagogique peut, par conséquent, nous éclairer sur le sens de l’affaiblissement du cadre disciplinaire à l’Ecole. D’autre part, ce concept a été construit en adéquation avec une définition du travail pédagogique des enseignants, qui considère ces derniers comme des producteurs de la norme pédagogique. Son usage est donc pertinent, pour appréhender la variabilité des pratiques enseignantes.
5Le concept de paradigme pédagogique est construit par une historienne de l’éducation : A. Bruter (1997, 2001). Elle le définit comme : « l’idéal pédagogique en fonction duquel s’orientent enseignants et familles […] Il incarne une norme assez largement reconnue […] Cette norme articule : les finalités éducatives du modèle », la nature des savoirs dispensés et « ses méthodes d’étude et de pensée » (Bruter, 2001). Il existe une solidarité entre ces trois composantes (finalités, savoirs, méthodes d’étude). Parmi ces trois composantes, les finalités ont une fonction instituante ; le savoir et les méthodes d’étude doivent être en adéquation avec les finalités éducatives.
6Comme la désignation du concept l’indique, A. Bruter opère un rapprochement entre, d’une part, le modèle d’histoire des conceptions et des pratiques scientifiques développé par T. Kühn (1983) et, d’autre part, les conceptions du savoir et de l’enseignement à l’Ecole. Elle fait l’hypothèse de « révolutions pédagogiques » qui, tout en disqualifiant certaines conceptions du savoir et de l’enseignement, permettent l’instauration de nouvelles normes.
« […] on pourrait décrire en ces termes la lutte des humanistes contre la scolastique médiévale au XVIe siècle, ou la réorganisation de l’enseignement secondaire à la fin du XIXe siècle. Celle-ci a en effet vu la victoire des enseignements disciplinaires, dispensés par des spécialistes et légitimés par leur lien affiché avec la recherche scientifique, sur l’enseignement à finalité rhétorique et morale de l’époque précédente […] » (Bruter, 2001, p.41).
7Le concept de paradigme pédagogique prend sens dans une histoire de l’éducation, pour laquelle les formes prises par l’enseignement sont des créations scolaires, élaborées dans un long travail collectif des maîtres et des élèves. Dans ce cadre d’étude, les disciplines scolaires caractérisent un moment de l’histoire de l’enseignement. Elles n’en constituent ni une forme obligée, ni une forme idéale. Si les formes prises par l’enseignement sont des créations scolaires, elles ne sont cependant pas fermées sur l’Ecole : les finalités qui, dans le modèle élaboré par A. Bruter, instituent l’ensemble des composantes de la « norme pédagogique », sont définies par l’autorité politique. Les impératifs politiques de formation commandent donc en partie les pratiques d’enseignement.
8La problématique d’histoire de l’éducation que nous décrivons à grands traits, implique que l’enquête historique porte sur la pratique enseignante. Cette problématique a été définie par A. Chervel (Chervel, 1988). Cet auteur considère que le travail des professeurs est produit en prenant en compte, d’une part, les finalités définies par l’autorité politique, et d’autre part, les caractéristiques des élèves, leurs aspirations et leurs compétences, telles que les perçoivent les professeurs. Cette problématique exclut donc d’appréhender l’histoire de l’enseignement, seulement avec des sources officielles. Cependant, l’étude des textes officiels qui régissent l’enseignement ne peut pas être exclue. D’une part, elle permet de comprendre quelles finalités le pouvoir politique cherche à faire partager au corps enseignant. D’autre part, les textes officiels sont écrits en fonction, entre autres, des pratiques réelles des enseignants, dans la mesure où elles sont connues de l’autorité politique (Clerc, 1999). Les textes officiels constituent par conséquent, une voie d’approche (indirecte et insuffisante seule) des pratiques effectives. Toutefois, l’étude de ces pratiques suppose de recueillir des données (traces de l’activité des professeurs et des élèves), données dont l’analyse permet de décrire le travail pédagogique, opéré par les professeurs, de mise en adéquation des formes d’enseignement avec les publics scolaires. Les impératifs politiques de formation ne sont pas seuls à commander les pratiques ; celles-ci sont régies par la nécessité professionnelle de fabriquer de « l’enseignable » (Chervel, 1988, p.83).
9Si nous prenons à notre compte l’hypothèse d’A. Bruter (des « révolutions pédagogiques » qui, tout en disqualifiant certaines conceptions du savoir et de l’enseignement, permettent l’instauration de nouvelles « normes pédagogiques »), pour ce qui concerne spécifiquement la géographie enseignée, les deux dernières périodes « normales » que cette dernière a connues, lui ont donné les formes suivantes :
· suites d’éléments descriptifs et explicatifs, présentes, à côté d’autres savoirs (histoire, histoire naturelle, minéralogie, botanique etc.) dans l’érudition des régents des collèges de Jésuites. Ces éléments géographiques d’érudition ont un sens, dans le cadre d’un enseignement, qui vise à constituer en corpus les textes antiques (Bruter, 1997, p.99-100). La maîtrise de ce corpus, parce qu’elle nécessite la maîtrise des langues anciennes, passe pour indispensable à la formation des clercs et des personnels des administrations royales ;
· discipline constituée à la fin du XIXe siècle, au sein du couple scolaire histoire-géographie, enseignée par un professeur dont la légitimité est fondée sur son lien affiché avec la géographie savante (Lefort, 1992) qui, parallèlement, s’institutionnalise à l’Université. Les contenus spécifiques de géographie scolaire, les exercices et les pratiques d’évaluation associés participent, aux côtés d’autres disciplines, à la construction d’une culture scolaire nationale.
La notion de paradigme disciplinaire en géographie scolaire
10A partir des travaux d’A. Bruter, nous nous proposons de définir des paradigmes disciplinaires dans la géographie scolaire contemporaine. Les disciplines scolaires et les enseignements non disciplinaires justifient leur présence à l’Ecole, par des finalités éducatives qui, tout en relevant d’intentions très générales, se déclinent en des termes spécifiques à l’approche du monde qu’elle privilégie. En géographie, le monde qui est le référent des discours disciplinaires, est l’espace terrestre (Dauphiné, 2001) ; c’est-à-dire une étendue terrestre, appropriée par des sociétés. A des finalités éducatives spécifiquement associées à l’étude scolaire de l’étendue terrestre, s’articulent des définitions du savoir et des méthodes d’étude, elles-mêmes spécifiques de l’approche géographique du monde. Ces trois éléments en relation sont les éléments constitutifs de tout paradigme disciplinaire, en géographie scolaire.
11Notre recherche de paradigmes disciplinaires permettant de décrire les pratiques enseignantes en géographie scolaire s’appuie sur l’examen de textes officiels parus depuis 2000. Dans ces textes, certains passages fournissent des indications précieuses pour cerner, d’une part, des pratiques existantes, qu’ils désavouent ; d’autre part, des pratiques existantes qui anticipent en quelque sorte les programmes. Ces pratiques ont pu se mettre en place grâce aux efforts d’adaptation des professeurs à leurs publics, grâce à des incitations officielles antérieures, à des formations ou encore à des manuels novateurs. On peut considérer alors que les textes officiels cherchent à conforter et à légitimer certaines pratiques « innovantes », de telle manière qu’elles orientent, à terme, les efforts de l’ensemble du corps enseignant en géographie.
12Les textes officiels « reflètent » donc des pratiques enseignantes, certaines promues, d’autres condamnées. Mais les pratiques promues ne sont homogènes, ni sur le plan des finalités qu’elles servent, ni sur celui des conceptions des savoirs géographiques qu’elles mettent en avant. Cette hétérogénéité de conceptions conduit à ne pas lire les pratiques enseignantes, à l’aide du couple : pratiques « classiques »/ pratiques « innovantes ».
13Nous avons donc exploré les textes officiels, en utilisant la structure du concept de paradigme disciplinaire. Nous y avons recherché l’expression :
· de finalités éducatives, rapportées à des contenus d’enseignement géographiques,
· de conceptions des savoirs géographiques, tout particulièrement de conceptions de l’espace géographique, en relation avec ces finalités éducatives ;
· de méthodes d’étude, appropriées à ces conceptions de l’espace géographique et à ces finalités éducatives.
· 4 Nous n’excluons pas que d’autres idéaux-types puissent être reconstruits, à partir de pratiques ob (...)
14Nous sommes alors amenés à distinguer, non pas deux, mais quatre idéaux-types4. Nous parlerons désormais d’idéaux-types, dans la mesure où nous regroupons et nous condensons des énoncés parfois épars et entremêlés, énoncés que la structure finalités- savoirs- méthodes, nous permet d’articuler. Nous accentuons ainsi les traits distinctifs de quatre ensembles de relations finalités éducatives de la géographie- conceptions des savoirs et de l’espace géographique - méthodes d’étude (Schnapper, 1999).
15L’hypothèse qui fonde la construction de notre outil d’analyse peut être maintenant précisée : l’enseignement de la géographie est dans une période où aucune norme pédagogique ne le domine vraiment. Une ancienne norme continue de fonctionner, chez des professeurs, chez beaucoup de parents d’élèves et chez des élèves. D’autres normes « concurrentes », co-existent. Le corps professoral, certains professeurs eux-mêmes, usent de ces normes différentes. Nous préciserons à l’aide de cas observés, dans quelles conditions les professeurs font usage de ces différentes normes.
la transmission d’une vision autocentrée du monde
16Norme pédagogique héritée de la fin du XIXe siècle, dans l’enseignement secondaire de la géographie, cet idéaltype repose sur une conception du savoir qui en fait une somme, classée par thèmes et enveloppes spatiales (continent, Etat, région), d’informations vraies. Cette accumulation d’informations est inégale : elle est plus dense et précise pour les territoires proches physiquement et mentalement (Clerc, 2002). L’espace est conçu comme un support. Il y a, de fait, confusion entre espace terrestre et espace géographique5 (Dauphiné, 1991). Le professeur est pleinement responsable de la distribution de ces informations supposées vraies. Son autorité garantit la véracité de la vision du monde, que son enseignement doit faire partager (Tutiaux-Guillon, 1998) (voir figure 1). Des pratiques caractéristiques de cet idéaltype sont condamnées dans les textes officiels actuels de géographie : par exemple en classe de première, « éviter un passage en revue exhaustif des différentes branches : agricoles, énergétiques, industrielles, touristiques, commerciales », « le but [de l’étude de cas régionale] n’est pas de rechercher l’exhaustivité d’une monographie », « donner du sens en évitant la tentation de l’accumulation factuelle » (B.O., 03 octobre 2002, hors-série n°7).
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17Pourtant, des pratiques proches de l’idéal-type 1 sont recommandées par des éléments du commentaire du programme d’histoire de seconde, lorsque sont évoqués des contenus d’enseignement géographiques : dans la présentation des moments II (Naissance et diffusion du christianisme) « le programme invite à une présentation du cadre géographique » ; III (La Méditerranée au XIIe siècle : carrefour de trois civilisations) : « il convient de présenter rapidement le cadre géographique à partir de cartes » ; et VI (L’Europe en mutation dans la première moitié du XIXe) : « Des cartes fournissent un tableau des situations économique et politique de l’Europe au milieu du XIXe siècle ». La très ancienne figure des relations histoire-géographie : « la géographie, œil de l’histoire »6, qui se manifeste ici, exploite la propriété indiciaire7 conférée aux représentations cartographiques de l’espace terrestre. Cette exploitation relève d’une norme pédagogique disciplinaire, de transmission, par les cartes, de repères et de localisations supposés exacts, de dénominations territoriales et de représentations de l’espace terrestre à partager.
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